Arts et culture : audit des apports de l’Afrique à l’humanité

Principaux véhicules de l’identité réelle d’un continent aux valeurs millénaires, l’art et la culture portent la charge d’une histoire lourde de tourments, au point qu’au bout de moult métamorphoses, l’Afrique est aujourd’hui mûre pour tracer les lignes d’horizon d’une affirmation culturelle décomplexée et conquérante. Il est donc noble et cohérent, dans ce schéma, de porter un regard d’aigle sur ses contributions culturelles et artistiques dans le monde.

Du commerce triangulaire à Georges Floyd : l’intense épopée culturelle et artistique africaine

Telle une mosaïque, la culture africaine se compose de fragments divers qui en représentent les multiples expressions et qui, de manière plus globale, donnent du sens au quotidien des Africains. Véritable outillage matériel et immatériel, nous la regardons ici sous le triple angle des langues & littérature, des arts et de la musique.

Pour enjamber la multiplicité de ses résonnances, commençons par entendre la culture, comme un ensemble de caractéristiques linguistiques, spirituelles, matérielles, intellectuelles et émotionnelles de la société ou d’un groupe social et qui englobe, outre l’art et la littérature, les modes de vie, les manières de vivre ensemble, les systèmes de valeur, les traditions et les croyances [1]. En Afrique comme partout ailleurs, la culture est le vecteur premier de l’épanouissement des peuples car dans son acception la plus large, elle injecte de l’ordre dans leurs vies. Aussi vrai que la langue, la musique et les arts disent haut notre communauté de destins et révèlent notre africanité.

Le continent de l’oralité à l’épreuve de la transmission écrite

D’après l’académie africaine des langues, on dénombre aujourd’hui plus de 2000 langues en Afrique, dont une dizaine sont parlées par plus d’un million de locuteurs.[2] Principaux moyens de transmission du savoir ancestral et de la richesse structurelle et organisationnelle des communautés par le biais essentiel de l’oralité, seul garant de la tradition ; les langues africaines ont permis au continent de transposer son histoire, tant bien que mal, à travers les générations.  Il est toutefois à noter que fait de ne pas avoir eu d’écriture n’a pas privé l’Afrique d’avoir un passé, une histoire et une culture. En effet, comme l’a dit Tierno Bokar, professeur d’Amadou Hampâté Bâ : « L’écriture est une chose et le savoir en est une autre. L’écriture est la photographie du savoir, mais elle n’est pas le savoir lui-même. Le savoir est une lumière qui est en l’homme. Il est l’héritage de tout ce que les ancêtres ont pu connaître et qu’ils nous ont transmis en germe, tout comme le baobab est contenu en puissance dans sa graine. »

Dès la fin des années 20, les premières études sérieuses sur les langues africaines sont entamées et donnent naissance à l’Institut international des langues et civilisations africaines, qui publiait sa revue trimestrielle Africa, afin de raconter le continent africain ; avant de devenir plus tard l’Institut africain international, qui publiera l’alphabet international africain[3] pour servir de base à de nombreux orthographes de langues africaines. On était là aux premières étapes de la diffusion de la richesse africaine. Ces étapes trouveront une évolution fulgurante après les indépendances notamment avec le développement des études arabes, swahili, yoruba et hawsa, pour ne citer qu’elles, en Amérique du Nord. Les ouvrages bilingues financés par l’Agence de coopération culturelle et technique, dans le cadre de recherches sur les langues et la littérature africaine, ont considérablement promu et facilité leur diffusion à travers le monde.

Au fil du temps, les langues européennes de grande diffusion telles que le français et l’anglais, introduites en Afrique en période coloniale et devenues les principales langues officielles du continent ont facilité à un large niveau la communication dans de vastes régions[4]. Bien que n’ayant pas de lien aussi étroit avec la culture africaine, in extenso, que les langues autochtones ; elles ont également boosté la montée en puissance de la littérature africaine. C’est ainsi que des auteurs tels que Sédar Senghor, Wole Soyinka, Chinua Achebe ou encore Sembene Ousmane ont produit des œuvres de grande richesse pour le continent africain, en ce sens qu’elles ont mis en lumières les réalités de l’Africain sous ses divers aspects [5]et principalement dans son combat contre l’oppression et plus généralement contre les conséquences sociopolitiques et économiques qui ont découlé de la conférence de Berlin. Ces batailles, bien souvent culturelles et identitaires ont aujourd’hui encore une intonation profonde, notamment au sein de la jeunesse qui y trouve des racines, une verticalité et une volonté d’être et de devenir.

Aussi est-il important de noter que dans l’Afrique traditionnelle, le langage des signes et des formes occupe une place prépondérante. En effet, la statuaire tient dans les sociétés traditionnelles la place de l’écriture dans la société occidentale.  » L’œuvre sculptée est le véhicule, l’agent et le mode de transmission d’une pensée qui s’élabore et se développe à travers elle, en ses systèmes formels » explique Jean Laude, professeur et historien d’art.[6] Ceci nous permet d’établir une relation, aussi simple qu’ambiguë entre l’objet artistique et la langue, à la fois en tant que composantes d’une même culture et outils de transmission de ce patrimoine.

L’expression artistique au service de la transmission des valeurs et de l’identité

Comme l’a écrit Jean-Jacques Rousseau dans son « Essai sur l’origine des langues » :  » Ce que les anciens disaient le plus vivement, ils ne l’exprimaient pas avec des mots, mais par des signes : ils ne le disaient pas, ils le montraient. » C’est ainsi qu’en Afrique, l’art a toujours été au centre de la vie, s’opérant, s’inventant et se réinventant ; toujours rempli de subtilités tant dans le choix des matériaux et de leur signification que dans son rôle d’intégrateur des communautés. L’intérêt du monde occidental pour les pièces africaines date du 15è siècle. Un premier musée contenant une importante collection ethnographique africaine est fondé à Rome au 17è siècle. Malgré les réticences, et le désir d’affirmer une suprématie occidentale, le monde reconnut vite au continent un sens artistique extrêmement élevé. Au milieu du XIX° siècle, le premier commandant du fort français de Grand-Bassam, parle même, dans un rapport daté de 1844, d’objets en or qui « accusent parfois une conception facile et intelligente des proportions que l’on rencontre rarement chez un peuple sauvage. »

Cet art, au-delà des objets, a aussi trouvé de l’éloquence dans l’architecture, avec des constructions harmonieuses enrichies de contributions issues des différents courants migratoires et qui aujourd’hui encore lorsque comparées aux bâtiments actuels, donnent un sentiment de frustration, tant elles manifestaient la créativité sous son aspect le plus immédiat et le plus utile.

Dès le début du 20è siècle, les objets africains inondent les marchés parisiens. En 1919, des expositions consacrées aux créations africaines débutent à Paris et à New-York et se poursuivent encore aujourd’hui, mettant beaucoup plus en avant la création artistique contemporaine. Des « Magiciens de la terre » en 1989 à l’«Art/Afrique, le nouvel atelier » de la fondation Louis Vuitton en passant entre autres par « Africa Remix »  en 2005 ; l’Afrique bouscule l’art contemporain de part son originalité, sa simplicité et son inventivité.[7] Du musée des beaux-arts de Houston, au musée national d’art africain de Washington en passant par le Quai Branly, l’art africain représente une grande vitrine de la culture africaine et de son rayonnement, tant les connaisseurs conviennent que les tendances nouvelles de la peinture et de la sculpture en Europe et aux Etats-Unis sont presqu’entièrement le résultat direct de l’art africain.[8]

Chants et rythmes au cœur d’un puzzle musical qui se meut sans cesse

Authentiques et populaires, les musiques africaines, vectrices clé de la diffusion de l’identité continentale, représentent une source intarissable de régénération de la volonté culturelle de l’Afrique. Reflets sonores d’un continent multiculturel, elles disent avant tout la multiplicité de ses langues. Du griot, autrefois passeur de mémoire pour les communautés africaines, au chanteur contemporain, les musiques africaines restent sensibles, avec des mélodies qui ne passent pas inaperçues et une facilité à se faire comprendre. Aux Etats-Unis, la musique des esclaves africains a été la seule musique folklorique américaine, et dès les premières expositions coloniales de 1931 et universelles de 1937, une réelle fascination pour la musique africaine s’est emparée des grands musiciens et compositeurs européens. Le Français Camille Saint-Saëns, dont la renommée internationale de ­pianiste le conduit à voyager aux quatre coins de la planète, sera l’un des pionniers.[9] En 1954, Hugh Tracey fonda la International Library of African Music, un organisme qui est basé à l’Université de Rhodes en Afrique du Sud et qui existe toujours aujourd’hui. Il se passionna pour les musiques africaines tout au long des décennies cinquante et soixante. Aujourd’hui, ses enregistrements aident à comprendre certains phénomènes comme les déplacements de populations de la Tanzanie et du Rwanda vers le Congo, du Mozambique et du Zimbabwe vers l’Afrique du Sud, en raison des mines de cuivre qui s’y trouvaient et qui exigeaient de la main d’œuvre. Ils permettent aussi de découvrir des instruments de musique spécifiques et d’expliquer leur évolution, comme le kalimba, un petit instrument souvent appelé « piano à pouces » et qui appartient à la famille des lamellophones. Ses travaux nous renseignent aussi sur la situation économique de cette région, son urbanisation, le statut des chanteurs ambulants qui s’y trouvent, l’augmentation du nombre d’enfants illégitimes, les phénomènes de prostitution, etc.[10] C’est en cela que les musiques africaines représentent un instrument d’histoire.

En Angleterre, des grands labels comme Island Records ont accueilli des artistes africains tels Angélique Kidjo et Baaba Maal, et des maisons plus jeunes, comme World Circuit et Real World en Angleterre, ont placé l’Afrique au cœur de leurs préoccupations. Sans World Circuit, qui s’est notamment beaucoup investi sur les musiques maliennes, des artistes comme Ali Farka Touré, Oumou Sangaré, Toumani Diabaté, et plus tard les Sénégalais d’Orchestra Baobab, pour ne citer qu’eux, n’auraient pas été connus du grand public.

Les musiques africaines ont une grande importance dans ce que l’on appelle désormais les « musiques actuelles ». Leur parenté avec le blues, leur rôle dans l’évolution du jazz, dans le renouveau du rap, et l’influence des rythmes comme l’afrobeat dans toutes les musiques qui se réclament du groove et de la transe est implacable. Les rythmes et styles africains continuent d’inspirer la musique occidentale, au point que de l’affiche de sa tournée OTR 2 à sa prestation au Grammys Awards 2017, 5 fois, Beyoncé a puisé son inspiration dans la culture africaine.[11]

La culture africaine à travers l’histoire : des écueils aux solutions possibles

En dépit de son évolution et de son impact dans le monde, la culture africaine fait face à de l’adversité, et doit désormais être pensée, repensée et prise en main par les africains eux-mêmes pour la promouvoir davantage à l’échelle mondiale. C’est en effet sur ce terrain, plus que jamais, que se joue les grands enjeux du continent. L’Afrique ne doit pas capituler.

Du temps des tâtonnements à nos jours : le décollage raté des langues africaines et ses impacts contemporains

L’année 1960, qui fut celle de l’indépendance pour de nombreux pays d’Afrique, aurait pu être l’occasion d’établir un bilan critique et lucide de l’expérience coloniale, de recenser les problèmes et de déterminer les principes et les lignes directrices d’une orientation nouvelle en matière de langue, de culture et d’éducation nationales. À de rares exceptions près, on se contenta malheureusement de valider, souvent sans retouches, les pratiques des puissances coloniales. Même des dirigeants politiques aussi clairvoyants que Kwame Nkrumah, Président du Ghana, avaient des réticences à promouvoir ces langues qu’ils estimaient « si nombreuses et arriérées » qu’lles pouvaient compromettre la construction nationale des nouveaux États en divisant inutilement les Africains à l’heure où ils devaient s’unir. De tels dirigeants politiques ne voyaient pas encore les Africains parler et se faire comprendre autrement qu’en français, en anglais et en arabe ![12] Pour toutes ces raisons, on ne reconnut d’abord aux langues africaines qu’un domaine géographiquement, socialement et culturellement limité : la campagne, les adultes, la tradition orale.

Pourtant, l’enjeu était de taille, car il ne s’agissait ni plus ni moins que de l’accès des populations africaines aussi bien à l’éducation et à la culture qu’à l’exercice du pouvoir politique et économique. Ce n’est qu’après la déclaration datée de 1960 à l’UNESCO, d’Amadou Hampâté Bâ, qui dit qu’« en Afrique, tout vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle », que les décideurs internationaux, saisis d’émotion affectèrent des fonds aux recherches sur les traditions orales et les cultures africaines. Plus tard sera reconnue la nécessité d’introduire les langues africaines dans le secteur moderne du système éducatif des Etats africains. Ces langues, devenues des dialectes, des langues tribales ou vernaculaires ont permis le recueil des traditions orales et la mise en œuvre du projet d’écriture de l’Histoire Générale de l’Afrique, pour décoloniser l’histoire du continent africain, attendu que la plupart  des préjugés raciaux sur les Africains prennent leur source dans la croyance bien ancrée, héritée des discours de justification de la traite négrière, de l’esclavage et de la colonisation, que l’Afrique serait un continent sans Histoire et sans Civilisation qui aurait toujours été investi par d’autres peuples plus évolués.[13]

On observe ici que les élites africaines des indépendances, assimilées aux cultures occidentales, ont marqué une rupture profonde avec leurs peuples et parfois leur identité, favorisant ainsi l’enracinement de la domination culturelle des grandes puissances sur l’Afrique.

Cette domination s’opère aujourd’hui de manière plus subtile, sous la forme d’un soft power bien pensé, et dont le continent africain est devenu un grand consommateur, tiré d’un côté vers les valeurs identitaires d’autres peuples alors que de l’autre se creuse un fossé abyssal avec ses racines profondes.

Par ailleurs, dans ses 70 Chroniques de guerre économique, Guy Gweth, Fondateur de Knowdys, nous révèle à juste titre qu’avec près de 60% de l’élite dirigeante (entre 45 et 65 ans) formée en Europe et aux Etats-Unis, les décideurs africains semblent avoir oublié qu’il existe une pensée stratégique africaine millénaire. Selon lui, cette ignorance, voire ce déni de culture stratégique propre au contexte africain expliquent, au moins pour partie la tragédie afro-kafkaïenne du héros de Cheick Hamidou Kane dans l’aventure ambiguë de la mondialisation. Il nous rappelle opportunément qu’en 1620, le Roi Kuba – Sa Majesté Shamba Balongombo – se fit sculpter pour la postérité, l’Awélé (jeu de stratégie africaine) pour en attester la sacralité.

Alors que de nos jours, seuls les jeux d’échecs et de go meublent les salons des décideurs africains, on est en droit de se demander où se limite la domination culturelle étrangère sur l’Afrique.

Il n’y a donc pas qu’au 24 janvier qu’il faille se rappeler qu’en tant que source riche du patrimoine mondial commun, la promotion de la culture africaine et afro-descendante est indispensable pour le développement du continent et pour l’humanité en général[14]. Non ! L’Afrique est au défi de comprendre son positionnement dans le monde ainsi que les influences qu’elle subit, afin de se renforcer dans son identité, de revendiquer sa dignité et de dynamiser son autopromotion culturelle pour élever ses standards culturels et en imposer le respect. Mais cela ne saurait se faire si l’Afrique ne trouve pas le moyen de s’affranchir de l’aide extérieure qui lui vient de tous les côtés et qui annihile ses moyens de résistance culturelle à la domination étrangère.

L’œuvre artistique et musicale africaine tiraillée par l’histoire : entre oppression, renaissance et affirmation

L’art africain a souffert dans son histoire de beaucoup d’humiliations malgré la puissance qu’il a toujours dégagé. Une pièce comptable atteste qu’en 1470 Charles le Téméraire avait acquis d’un portugais plusieurs sculptures en bois, provenant sans doute de la côte ouest de l’Afrique. Au XVI° siècle, des pièces africaines, dont plusieurs trompes en ivoire, figurent parmi les curiosités que possédait l’archiduc Ferdinand de Tyrol. En 1527, François 1er, visitant la résidence de Jean Ango, le riche armateur dieppois, peut admirer, entre autres objets singuliers, des pointes d’ivoire et des statuettes de provenance africaine. Avant la fin du XIX° siècle, les pièces étaient donc collectionnées comme curiosités. Considérées comme primitives, et sans racines véritables donc sans noms, sans existences et sans histoires, elles ont d’abord été estampillés avant d’être étudiés et de faire l’objet de nombreuses parutions telles que celle des allemands Leo Frobenius et Von Luschan et des anglais Read et Dalton d’une part et Pitt-Rivers d’autres part. Picasso aurait dit à cette époque : « L’art nègre ? Connais pas ! » ; une déclaration d’incompétence, un refus de tenir pour de « l’art », au sens courant du terme, les productions africaines.[15]

D’autres douleurs infligées à cet art et à l’âme du continent, sont les vols et pillages perpétrés par les européens. Destructions par les missionnaires, butins de guerre ou pillages à l’occasion des expéditions ethnographiques ; de nombreuses œuvres d’art originaires d’Afriques ont été emportées, emputant un continent entier de son lien matériel avec son identité, au point que plus de 90% du patrimoine africain se trouve dans l’hexagone, sachant que l’Afrique subsaharienne est l’une des régions du monde ayant subi l’expatriation la plus massive de son patrimoine et qu’il y a grosso modo, en France 90.000 objets, dont 46000 seraient entrés entre 1885 et 1960 .[16] En faisant la chronique de la première grande expédition ethnographique française en Afrique, alignant les détails concrets concernant l’acquisition d’objets aux fins d’étude scientifique, Michel Leiris (1931-1933) a produit un document dont cet extrait est hautement expressif et révélateur des monstruosités commises : « Avant de quitter Dyabougou, visite du village et enlèvement d’un deuxième Kono, que Griaule a repéré en s’introduisant subrepticement dans la case réservée. Cette fois, c’est Lutten et moi qui nous chargeons de l’opération. Mon cœur bat très fort car, depuis le scandale d’hier, je perçois avec plus d’acuité l’énormité de ce que nous commettons. De son couteau de chasse, Lutten détache le masque du costume garni de plumes auquel il est relié, me le passe, pour que je l’enveloppe dans la toile que nous avons apportée, et me donne aussi […] [une autre figure] qui pèse au moins quinze kilos et que j’emballe avec le masque. Le tout est rapidement sorti du village et nous regagnons les voitures par les champs. Lorsque nous partons, le chef veut rendre à Lutten les 20 francs que nous lui avons donnés. Lutten les lui laisse, naturellement. Mais ça n’en est pas moins moche … »[17]

Contrairement à la musique Jazz, élaborée dans les milieux de couleur du sud des Etats-Unis et entrée en Europe (qu’elle a rapidement conquise) à la suite de l’armée américaine ; l’art nègre avait également trouvé les siens, dans une moindre mesure, si bien qu’aujourd’hui encore il n’est véritablement apprécié que d’une élite à laquelle n’appartient que très peu d’africains ; ce qui est un véritable scandale, quand on sait que la plus grosse collection d’œuvres d’art africaines est détenue par Jean Pigozzi qui dit : « ce qu’il faut c’est que les riches africains achètent ces œuvres, comme ce qui s’est passé en Chine. Malheureusement, ils préfèrent investir dans de grandes maisons ou de belles voitures »[18].

En effet, il est désolant de se rendre à l’évidence que le seul marché de l’art africain contemporain vaut en 2016, plus de 12.6 milliards de nos francs dans le monde, alors que les talents africains du monde de l’art, qui brillent à New-York, Londres ou Paris on du mal à faire connaître leurs réalisations sur la scène locale, obligés de se battre au quotidien pour créer un marché dans leurs pays.

On comprend ici encore que notre évolution en tant qu’africains et notre reconnexion avec notre histoire est intrinsèquement liée à notre reconnexion avec notre patrimoine perdu mais aussi avec les réalisations contemporaines qui échappent à nos yeux. En attendant que soient réunies « les conditions propices à des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain »[19], et bien que l’examination au conseil des ministres français du 15 juillet 2020, d’un projet de loi relatif à la restitution de leurs bien culturels au Bénin et au Sénégal augure de belles promesses[20] ; il est impérieux que les Africains prennent conscience du capital que cela représente et investissent dans l’achat des œuvres d’art pour à la fois faciliter le retour en terre africaine de nos trésors et encourager la création de richesse à travers la création artistique.

A l’exemple du Sénégal qui a inauguré en 2018 son musée des civilisations noires, et organisé des biennales de l’art, les Etats africains sont invités à initier une réelle dynamique dans le but de (i) retracer les créations africaines, de la préhistoire jusqu’à l’ère moderne, et de (ii) mettre en avant la contribution de l’Afrique dans divers domaines tels que les sciences et techniques. Cela est fondamental pour combattre les préjugés qui veulent que l’Afrique n’ait jamais créé.[21] La promotion des créateurs artistiques locaux est également un enjeu de taille, à côté de la sensibilisation du public, pour accompagner la diffusion de leur savoir-faire et permettre aux jeunes africains de plonger dans les réalités négro-africaines. L’exemple à Dakar de la maison-musée du regretté Ousmane Sow, premier noir entré à l’académie des Beaux-arts, doit représenter une réelle source d’inspiration et de motivation, d’autant plus qu’il affirma fort opportunément que « dans le domaine artistique, l’Afrique ne craint personne ».

Parlant d’art africain, il y’a également nécessité pour les architectes et urbanistes africains contemporains, de puiser dans le savoir-faire ancestral pour penser nos villes et produire des constructions bioclimatiques capables de doter l’Afrique de moyens de résilience face aux changements climatiques et plus spécifiquement à la hausse des températures, amplifiées dans les ambiances habitables par l’usage de matériaux énergivores et inadéquats. A ce titre, les propos d’André Gide sont révélateurs : « La case de Massa ne ressemble à aucune autre, il est vrai ; mais elle n’est pas seulement “étrange” ; elle est belle ; et ce n’est pas tant son étrangeté que sa beauté qui émeut. Une beauté si parfaite, si accomplie, qu’elle paraît toute naturelle. Nul ornement, nulle surcharge. Sa pure ligne courbe, qui ne s’interrompt point de la base au faîte, est comme mathématiquement ou fatalement obtenue ; on y suppute intuitivement la résistance exacte de la matière. […] À l’intérieur de la case règne une fraîcheur qui paraît délicieuse lorsqu’on vient du dehors embrasé. Aucune communication avec l’extérieur, aussitôt que la porte est close. On est chez soi… » [22]

Comme participant d’une idéologie conquérante, l’art africain, doit s’enraciner dans la culture africaine, méandrer dans l’imaginaire collectif, accroitre sa curiosité des pratiques occidentales, tout en exaltant son identité et son autonomie, pour s’affirmer dans la mondialisation. Ainsi, son esprit et son critère de fondation, tout comme son fonctionnement doivent devenir une tradition contemporaine et une légende moderne à vivre comme une œuvre d’art.[23]

Ces aspects fondamentaux doivent également trouver du sens dans le monde de la musique africaine, afin qu’il se renforce davantage en tant que canal de transmission des valeurs et de revendication de l’authentique identité culturelle africaine. Le compositeur américain Steve Reich lorsqu’il s’exclamait : « La musique africaine est une musique de vie, pas une musique d’art ; si quelqu’un meurt ou si quelqu’un naît, s’il y a un nouveau chef ou un mariage, on écrit un morceau… », évoquait déjà subtilement cette réalité.

Beaucoup de chanteurs africains sont très engagés. Fela se battait contre la corruption des classes dirigeantes au Nigeria, son compatriote King Sunny Ade est un militant de causes qui touchent le monde artistique comme les questions du piratage de la musique et des droits d’auteur, et il flotte encore dans beaucoup de pays des relents des drames des siècles passés, comme les invasions européennes et la traite des esclaves dans la région de la côte Atlantique. Lorsque la chanteuse malienne Rokia Traoré explique que « chanter est une façon de ne pas laisser les choses se figer », il devient un euphémisme de dire qu’elle a plus que raison. C’est ici que la musique est observée en tant qu’instrument de lutte et là gît le son de cloche que la jeunesse africaine a besoin d’entendre pour accompagner sa perpétuelle réinvention. Il faut donc un leadership visant à faire de cette transmission un idéal poursuivi par tous. A cet égard, les mots de Manu Dibango sur Africa n°1 résonnent encore : « Je raconte les origines de la musique africaine, comme l’oncle Paul dans « Tintin » ! Le plus vieux disque africain date de 1926, c’est le genre de son que je chine et que je cherche à diffuser. Il faut expliquer aux jeunes d’où viennent leurs origines. » Et cette jeunesse représente un potentiel d’action inouï, tant il est vrai, comme disait Fela Anikulapo Kuti, que « la musique est l’arme du futur. »

Au-delà des considérations spirituelles et religieuses, qui renferment également de grosses contributions, bien que n’ayant pas été évoquées dans cet article ; il faut noter au regard de tout ce qui précède que sans art et sans culture aucun peuple n’est. Simone Guirandou, pionnière des galeristes de Côte d’Ivoire dit d’ailleurs que l’art et la culture sont les deux piliers du développement d’un pays. Devant les innombrables obstacles rencontrés au fil des siècles d’histoire africaine ; les africains ne doivent pas représenter un frein à leur propre expansion culturelle, car culture constitue pour nos peuples le plus sûr moyen de promouvoir une voie propre à l’Afrique vers le développement technologique, et la réponse la plus efficace aux défis de la mondialisation.

L’art et la culture africaine ne doivent plus être un luxe pour l’Africain. Tel un mantra, c’est la conviction qui doit conquérir nos esprits et nos cœurs, pour que démarre une nouvelle trajectoire.

Beaugrain Doumongue
Samson Agbevudo, Ambassadeur des Arts et de la Culture du CAVIE

[1] Charte de la renaissance culturelle africaine
[2] Article RFI : https://www.rfi.fr/fr/hebdo/20170526-10-langues-africaines-plus-parlees-arabe-hausa-kiswahili-amharique, consulté le 09/07/2020
[3] Article Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_africain_international, consulté le 6/07/2020
[4] Les langues africaines à l’ère du numérique, Don Osborn, 2011, ISBN CRDI : 978-1-555250-496-3
[5] Langues africaines et décolonisation de l’esprit, par Ngugiwa Thiong’O : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/01/THIONG_O/54775 , consulté le 15/07/2020
[6] De la sauvegarde des biens culturels d’Afrique noire, Xavière Malabouche, ICART III, 1999/2000
[7] La place de l’art africain contemporain : https://www.angalia-arts.com/la-place-de-l-art-contemporain-africain/, consulté le 13/07/2020
[8] La musique africaine et son influence dans le monde, Rudolph Dunbar, Présence africaine, 1959
[9] Musique : trois siècles de métissages entre l’Afrique et l’occident : https://www.jeuneafrique.com/35809/culture/musique-trois-si-cles-de-m-tissages-entre-l-occident-et-l-afrique/, consulté le 15/07/2020
[10] Pascal Bussy, auteur de la conférence sur « Les musiques du monde » donnée le 21 juin 2008 à Rennes dans le cadre du Jeu de l’Ouïe
[11] https://fr.trace.tv/musique/5-fois-ou-beyonce-a-puise-son-inspiration-dans-la-culture-africaine/, consulté le 09/07/2020
[12] Histoire générale de l’Afrique, Tome VIII, page 562
[13] Utilisation pédagogique de l’histoire générale de l’Afrique
[14] https://fr.unesco.org/commemorations/africanafrodescendantculture, consulté le 10/07/2020
[15] De la sauvegarde des biens culturels d’Afrique noire, Xavière Malabouche, ICART III, 1999/2000
[16] https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/felwine-sarr-le-poids-de-l-impense-colonial_2058754.html, consulté le 11/07/2020
[17] Michel LEIRIS, L’Afrique fantôme, Ed. Gallimard, 1934.
[18] https://www.lepoint.fr/culture/jean-pigozzi-quand-les-gens-auront-vu-la-puissance-de-l-art-africain-23-06-2017-2137807_3.php
[19] Emmanuel Macron, Discours de Ouagadougou, 28 novembre 2017
[20] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/07/15/restitutions-d-uvres-d-art-a-l-afrique-un-premier-projet-de-loi-etudie-en-conseil-des-ministres_6046252_3212.html , consulté le 16/07/2020
[21] Cheick Mbacké Diop, au micro de France 24, Dakar, 7 décembre 2018
[22] André Gide, voyage au Congo, 1927
[23] Culture et mémoire, représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts visuels, la littérature et le théâtre, Cristina Marinas, Editions de l’école polytechnique, Juin 2008

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