Construire la ville sur le bidonville en Afrique

La bidonvilisation croissante en Afrique appelle à la mobilisation de solutions qui font écho à des choix cruciaux entre des options souvent contradictoires. L’Architecte-Urbaniste Péyébinesso LIMAZIE, président de l’Ordre National des Architectes du Togo et l’ingénieur Beaugrain Doumongue, Président de Construire pour demain se livrent à un échange autour du sujet, qui en relève la complexité.

PL : Beaugrain, à la suite de nos réflexions, je crois qu’il n’est pas impossible de transformer en profondeur un bidonville. En y apportant un habitat de qualité, écologique et abordable, avec des commerces et des services de proximité dans un équilibre judicieux ; il n’en resterait plus qu’une ville. La question, il faut le dire, est loin d’être perdue sur le continent.

BD : Monsieur le Président, cela est certainement possible, pour peu que soient correctement identifiées les spécificités de ces milieux aux plans des évolutions dans les manières de penser, d’habiter, de vivre…ainsi que les échecs et succès de la vie bidonvilloise. Le bidonville pose à mon avis trois problèmes : celui de la salubrité, celui de la sécurité et celui de l’image. Si j’en crois vos propos, je suppose que vous êtes plutôt pour une viabilisation que pour la destruction des sites ?

PL : Il est documenté à de multiples égards que l’éradication des bidonvilles ne résout pas le problème. A Dakar, à Kibera ou à Rio, nombre d’habitants de ces espaces se hissent généralement contre l’idée d’être expulsés. Peut-être pour des raisons de sécurité mentale (pour ceux qui n’ont connu que ça) ou d’économie. Toujours est-il que la tabula rasa peut représenter une solution de court terme et qu’elle implique de trouver ailleurs des solutions de relogement. Je suis donc de ceux qui préfèrent voir la solution dans le problème.

BD : J’entends bien. Mais l’urbanisation des villes africaines favorise une forte croissance de formes urbaines dégradées et insalubres. Sachant que la pauvreté y croit sans limites et qu’il est prévu, à l’avenir, que la croissance urbaine soit majoritairement constituée de populations pauvres, ne croyez-vous pas qu’il faille éradiquer le problème ? A quoi s’attendre lorsqu’on rassemble au même endroit des populations jeunes et désœuvrées, sinon à la montée en puissance de la criminalité ? Dans une Afrique en quête d’émergence, les villes sont loin d’avoir besoin de se transformer en espaces d’insécurité.

PL : C’est justement pour éviter cela que nous devons faire de la bataille des bidonvilles une lutte contre l’insalubrité, l’indécence et l’indignité. Car l’insalubrité pose des risques sanitaires, l’indécence oblige à penser au minimum de qualité acceptable et l’indignité frappe de plein fouet la sécurité et la santé. Dans un milieu ou règne la pauvreté, il faut identifier les formes de pauvreté pour les corriger. Ainsi, dans le bidonville, la pauvreté peut être reconnue sous trois formes : celle de l’habitat, celle des revenus, et celle des relations. En gros, entre le désir d’un abri physique et l’espoir de la réalisation de soi, les connexions (argent, wifi, téléphonie) et réseaux (sanitaires, assainissement p.ex.) renforcent les aspirations à un meilleur cadre de vie d’une part et d’autres part au travail et à l’éducation notamment. Sachant cela, et eu égard à la compréhension des phénomènes sociologiques que vous suggériez, il me paraît à propos de miser sur une intervention in situ.

BD : Mais ce point de vue ne prend pas en compte le niveau de dégradation des structures bâties qui font parfois peser des risques certains sur de nombreuses vies. Comment viabiliser si les risques peuvent être aussi élevés ? De plus l’up-grading, s’il est réellement possible, aurait pour effet de légitimer la présence sur place des bidonvillois et de leur apporter les installations et services nécessaires. Des droits de propriété ou de bail pourraient même être accordés aux habitants. Mais cela entrainerait forcément des coûts que très peu pourraient se permettre et mènerait forcément à une ségrégation sociale au sein des mêmes espaces, voir à l’éviction des plus défavorisés. Comment garantir un relogement inclusif ?

PL : Ce propos a du sens mais pose les mêmes problèmes si on repousse ex situ les bidonvillois, tel que vous semblez le suggérer. Cela implique en effet que la question du relogement soit correctement prise en compte. Mais il faudra questionner l’éligibilité des habitants du bidonville aux offres proposées. Par ailleurs, avec des offres de bonne qualité, il faut s’attendre à voir doubler la taille des ménages, devant la manne qui apparaitrait. Quand la connaissance lointaine devient un cousin, voire un frère, on peine à sortir de l’auberge. Quels coûts cela engendrerait, en dehors d’une pareille complexité des procédures ? A qui serait attribué la légitimité nécessaire pour sortir en premier du bidonville ? Les nationaux ou les étrangers ? Les anciens habitants ou les plus récents ? Vous pouvez constater que les mêmes risques d’exclusion pendent sur de pareilles opérations.

BD : Il apparaît vraisemblable qu’il n’existe pas de solution idéale pour tout le monde. Un raisonnement intéressant pourrait consister à agir sur deux fronts. Identifier dans un premier temps les poches de pauvreté, de ségrégation ou de gentrification qui se développent ça et là, pour traiter les problèmes qu’ils posent à la racine et tenter de résoudre les problèmes internes aux bidonvilles dans le même temps, afin d’empêcher que la dynamique croisse avec l’urbanisation.

PL : C’est juste mais pour y arriver, il faut certainement revenir aux fondamentaux du phénomène de la bidonvilisation. A la base c’est la ville qui attire l’exode rural, qui génère à son tour l’habitat informel, lequel s’étend pour créer le bidonville. Il faut donc freiner l’exode en développant les milieux ruraux et les villes intermédiaires de façon suffisante pour ralentir l’afflux vers les centres urbains et les capitales.

BD : Manifestement, des moyens colossaux doivent pouvoir être mobilisés pour offrir aux familles relogées des logements neufs, adaptés ou réhabilités dans le cadre d’un parcours résidentiel ascendant, mais pas que. Aussi vrai que les bidonvilles ne se valent pas.

PL : Le renouvellement urbain ne peut être raisonnablement envisagé que sur des décennies. Les efforts doivent être maintenus constants voire réhaussés. Le plus dur est de garantir la poursuite sur le long terme. L’Etat, les collectivités locales et territoriales doivent collaborer avec les bailleurs sociaux et consentir à des efforts communs en faveur de solutions financières acceptables. Pour des logements par exemple, le confort, la durabilité et les impacts sanitaires et sociaux doivent être équilibrés avec les prix de loyers pour entrer dans la bourse de la majorité des personnes. Il en va de même pour la valorisation des espaces urbains, laquelle nécessite une grande diversification dans l’offre de logement et dans la nature des activités. Mais ce n’est jamais que dans un regard rétrospectif qu’on sache apprécier la qualité, le succès ou l’échec du travail abattu, d’où l’importance du facteur temps.

BD : Einstein le disait fort bien, la notion de temps existe pour que tout n’arrive pas en même temps. Sans doute, c’est l’assignation de notre quotidien ; mais au temps, et spécifiquement à celui de l’action, il faut associer la dimension humaine et la concevoir comme le fondement irréductible de chacune des approches entreprises pour mettre fin aux bidonvilles. Je suis d’avis qu’en toute chose, il faille écraser l’infâme, pas simplement selon une acception voltairienne, mais au sens de la dignité de l’Homme. Puissent des décideurs éclairés guider à la destinée des villes africaines !

 

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