Les armes de l’Etat contre les bidonvilles en Afrique

Les bidonvilles africains, loin d’être des problèmes à cacher à tout prix, regorgent d’un énorme potentiel pour transformer la ville sur elle-même. Que le continent en ait besoin ne fait pas de doute. Mais il revient à l’approche politique de trouver des réponses adéquates à ce sujet dont la complexité suggère qu’il faudra batailler sur la durée. Parce que le dialogue est une partie de la réponse, l’Architecte-Urbaniste Péyébinesso LIMAZIE, Président de l’Ordre National des Architectes du Togo et l’ingénieur Beaugrain Doumongue, Président de Construire pour demain n’y dérogent pas, devant l’impératif de dégager des pistes de solutions.

BD : Monsieur le Président, je m’interroge sur le sort réservé aux bidonvilles dans les pays africains. Je m’inquiète de ce que, l’air de ne pas y toucher, la société contribue à l’évolution de ces espaces conçus comme des tumeurs qui gangrènent la « santé urbaine » des villes africaines et reste particulièrement sensible aux effets que cela induit dans la durée. La chronique d’une crise sociale se dessine peu à peu, sous nos yeux, alors que l’horizon 2030 se rapproche à grands pas. Ne croyez-vous pas que l’Etat soit pressé d’agir ?

PL : Beaugrain, vous touchez du doigt un vrai sujet. Les enjeux actuels en matière de développement durable impliquent la nécessité d’agir. Et l’Etat, sinon les Etats africains agissent. Seulement l’action étatique renferme peut-être une faiblesse. Celle de la coordination et de la pensée stratégique.  Je m’explique. Aujourd’hui, toutes les capitales africaines sont plus ou moins concernées par le phénomène de la bidonvilisation, à des degrés divers. Mais quels sont les véritables problèmes des quartiers précaires, sinon la qualité de l’habitat, l’assainissement, l’accès à l’eau, à l’éducation, aux soins de santé, à l’emploi, etc. ? Au fond mon propos consiste à dire que les bidonvilles représentent un concentré des besoins qui justifient les prérogatives de l’Etat. Il se trouve seulement que dans ce cas précis, ils sont marginalisés et deviennent donc ce qui ressemble le plus à la tumeur dont vous parliez. Dans ce contexte, la pensée stratégique que je viens d’évoquer consiste à changer de regard et à considérer le bidonville comme une ville normale, mais simplement plus « malade » que les autres, et y appliquer les « soins » qu’il faut. Cela suppose qu’il faille d’abord penser la question du peuplement à l’échelle globale, car il existe des interactions entre la ville et le bidonville, avant d’agir à l’échelle locale pour traiter la question des bidonvilles en accord avec les influences qui en découleraient, eu égard justement à ces interactions. La coordination quant à elle intervient dans la manière de traiter le problème. Car l’Etat ce n’est pas simplement le gouvernement. C’est aussi vous et moi. Il faut donc que les citoyens, les associations et autres forces vives s’approprient ensemble le défi et conjuguent leurs efforts.

BD : Vu sous cet angle, je souscris au propos. D’autant qu’on a parfois l’impression que la concertation soit un vain mot en Afrique. Je pense donc qu’une chance de succès dans la lutte des Etats africains, pour ceux qui considèrent que le problème en vaut la peine, réside dans la mobilisation des énergies qui collaborent. Mais il reste que le bidonville ne se transformera pas tout seul. Les citoyens, souvent insouciants sont soit occupés à savourer leur confort ou à subir l’inconfort et tenter, le cas échéant, de (sur)vivre. Il faut donc une impulsion qui me semble devoir venir des gouvernants en premier. Car de leur responsabilité découle tout le reste, même si l’Afrique des peuples peut obliger celle des élites politiques. Et pour cela, il est impératif que l’ensemble de la classe politique, toutes tendances confondues, considère la question comme étant centrale et non uniquement limitée aux bidonvilles mais aux villes tout simplement. C’est dire si les élus et acteurs locaux sont au défi d’agir ensemble en faveur de la transformation des bidonvilles, l’objectif étant la création d’un cadre de vie décent. Sans une conjonction des ardeurs à cette échelle, il suffira parfois qu’un exécutif change pour que la question soit abandonnée.

PL : Ces exigences relèvent du principe et cela représente un grand défi car les priorités sont souvent aussi divergentes que les visions politiques le sont elles-mêmes. Mais pour agir de façon concrète, l’Etat dispose d’un certain nombre de leviers dont l’activation reste vitale à l’émergence d’une culture de la ville et d’une action étatique plus pragmatique en sa faveur. En effet, avant de penser à quoi ressembleront les bidonvilles alors que 2030 se rapproche, il faut songer au véritable problème des bidonvilles : la pauvreté. Il est d’abord question de lutter contre la pauvreté. Il est donc nécessaire de favoriser trois choses : l’accès au logement décent, l’accès à l’emploi et la mixité sociale. La première nécessite la collaboration du secteur privé aux côtés des Etats, et vise à refaire l’habitat, à ramener l’assainissement et même les services. Cela aurait pour effet de reconstruire la dignité humaine souvent en miettes dans ces quartiers. La seconde, corollaire de la première, vise à renforcer le premier élan en transformant l’activité informelle qui se déploie dans les bidonvilles. Les opérations immobilières à mener devraient être accompagnées de mécanismes qui favorisent un cadre accessible et en faveur du commerce formel. Des emplois d’un nouveau genre pourraient être générés et se développer pour lutter contre le chômage voir même attirer de nouvelles personnes dans ces milieux qui gagneraient en dynamisme. En renforçant sa présence à ce moment, notamment grâce au déploiement du service public, l’Etat pourrait figer plus facilement une nouvelle identité pour ces lieux. La troisième trouverait alors tout son sens dans la création du vivre-ensemble. Toutefois, le pragmatisme nous oblige à rester réalistes, cela est plus facile à dire qu’à faire, si l’action commune n’est pas le socle de l’action de chacun. Qu’en dites-vous ?

BD : Je crois que le triptyque que vous avez décrit pourrait être renforcé d’une dimension capitale, sinon décisive pour la cohérence et la durabilité de ce schéma : c’est l’éducation. L’éducation permet d’apporter de la vitalité à la ville qui se débarrasse de son aspect « bidon » en guidant les comportements de ses habitants. D’abord parce que la question sociale reste en filigrane lorsqu’on parle de bidonville. Ensuite parce que les inégalités y sont fortement ressenties en comparaison des quartiers huppés, en sachant que ces inégalités se répercutent sur le niveau scolaire. Dans un contexte global où on assiste, et cela est malheureux, à une motivation scolaire et une exigence des élèves en perte de vitesse, la question éducative se complexifie dans le bidonville. La complexité de la question éducative dans le bidonville intègre une dimension identitaire et sociale en loque, qui oblige de ne pas juste catégoriser les jeunes, les femmes, et autres cibles des programmes éducatifs à y introduire, mais à mener des interventions spécifiques au parcours de chacun. Cela paraît certes moins réalisable que concevable stricto sensu, mais sans une approche éducative spécifique, il serait impossible, selon mon opinion et d’un point de vue sociologique, de faire entendre aux jeunes des bidonvilles qu’il existe pour eux un destin, au-delà de ceux qui construisent l’ascenseur social dans leur quotidien. C’est encore par l’éducation que l’on peut développer le potentiel créatif de ceux qui de toutes façons sont les mieux placés pour résoudre les problèmes de leur environnement.  Et il ne faut pas oublier que c’est grâce à une éducation de qualité que les jeunes abandonneront la délinquance, tout stéréotype mis à part, et augmenteront leurs chances d’accès à l’emploi et à l’insertion. Construire le capital humain, voilà, ce qui à mon sens permettrait de faire une différence dans les bidonvilles.

PL : Cela est si cohérent que le rôle des associations est plus que jamais vital pour appeler l’Etat à agir et accompagner son action quand elle existe. Dans les bidonvilles, il faut démocratiser l’accès à l’éducation, aux arts et à la culture. Les clubs de jeunesse ou maisons des jeunes sont donc intéressants, s’ils réussissent à vivre au rythme du bidonville, pour créer une harmonie transformatrice et expérimenter de nouveaux horizons voire une nouvelle vie pour les bidonvillois. Il y va également de la promotion des success stories issues des bidonvilles. Il est donc impératif que l’administration africaine se modernise et que les territoires se transforment en s’adaptant aux réalités de leurs localités pour que l’Etat reprenne le contrôle des bidonvilles. C’est à nous tous qu’il convient de faire le nécessaire au quotidien.

BD : Tout à fait d’accord. Restons actifs, engagés et solidaires sur le pont de l’action.

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