L’intelligence territoriale (IT) est un créneau incontournable de développement et de compétitivité pour tout territoire. Notion aux multiples tenants et aboutissants, elle est un carrefour de connaissances, d’outils, d’idées, de techniques et de méthodologies tranchants pour penser et agir dans et sur le territoire. Au service de la diplomatie des villes, elle représente un avantage inestimable pour doper l’attractivité, protéger la réputation et élargir les arpents de l’influence. Plongée quadridimensionnelle dans les arcanes d’un sujet mordant de possibles en Afrique.
Au début est le contexte
Alors que l’humanité est tiraillée par moult paradigmes, que le monde traverse tensions, guerres, incertitudes et tourments, et que les villes, comme une caisse, résonnent avec le milieu extérieur ; la city diplomacy africaine reste à définir, diffuser et opérationnaliser pour aguerrir les acteurs territoriaux. Au nom de l’influence. Car, en effet, l’Afrique des peuples, emportée par le vent de la mondialisation échoue à localiser son ambition planétaire. Etant pourtant la cheville ouvrière des tendances politiques, culturelles et sociales qui drainent les Etats et le continent, son impact ne saurait se renforcer de l’énergie conquérante que si les territoires africains conçoivent l’international dans le local, faisant de celui-ci l’aune de leurs progrès envisageables. Mais avant, une ossature est à construire et adopter massivement : l’intelligence territoriale.
Conçue comme une déclinaison à l’échelle territoriale de l’intelligence économique, l’IT est avant tout un état d’esprit, un processus et un dispositif spécifiquement dédiés à doter le territoire des moyens d’agir et de relever ses défis dans un environnement complexe, contraint ou hostile. Un état d’esprit parce que son appréhension et son exercice requièrent des codes, un processus parce que son déploiement s’appuie sur des processus aux multiples étapes et un dispositif parce que l’IT se déploie dans un cadre structurel, organisationnel et matériel déterminé. Elle peut donc être observée comme le trait d’union fondamental entre la ville ou le territoire et ses objectifs, car au préalable elle est un outil de monitoring, de diagnostic et de stratégie. En cela, elle les dote d’un certain nombre de degrés de liberté, une agilité bienvenue dans un environnement spécifiquement concurrentiel. Car oui, l’espace d’expression privilégié de l’IT c’est le domaine concurrentiel dans lequel se meuvent nombre de territoires avec plus ou moins d’entrain, à l’instar des Etats, en leur sein comme à l’international. Ces nouveaux acteurs d’une diplomatie à deux pendants (locale et internationale) ont ainsi à forger un devenir sur une scène locale ou internationale parfois délétère, en tenant compte de leurs dépendances exacerbées et de leurs vulnérabilités partagées, pour apporter un contenu et un sens nouveaux à la figure du lien qui les oblige à un équilibre subtil entre intérêt, rapport de force et réciprocité.
A l’heure où les configurations géopolitiques contraignent les collectivités à plus de responsabilité, de liberté et d’autonomie malgré les marges de manœuvre toujours restreintes dans un 21e siècle annoncé par Wellington Webb comme étant celui des villes, la compétitivité des territoires n’est plus optionnelle mais impérative. Elle est gage de percées multiples en matière d’efficacité opérationnelle, de consolidation de la cohésion territoriale, de construction des solidarités, de déploiement des logiques de réseaux notamment avec l’intercommunalité, d’enracinement identitaire, de résilience locale, de revitalisation territoriale, de branding, de coopération internationale, de plaidoyer, et d’acquisition/renforcement de compétences locales faisant écho au principe de subsidiarité. Regardée sous l’angle de ses possibles infinis, l’IT est à la fois un atout et une promesse. Un atout, parce qu’elle permet la cartographie en temps réel des réalités intrinsèques et environnantes inhérentes à un territoire, permettant, par-delà les contraintes, d’ancrer au niveau local le potentiel de la diplomatie économique, tout en boostant la compétitivité à l’international. Une promesse parce qu’elle constitue un élément d’analyse et de développement continus, et donc d’anticipation et de prospective permettant d’importer les moyens théoriques de l’Etat dans l’ambition territoriale et d’en baliser les acquis sur le plan de la défense, de l’attaque et de l’influence.
Dans le contexte se déploie l’opérationnel
Dans le concret de son exploitation, l’intelligence territoriale procède, au cas par cas, d’un schéma de questionnement, de collecte, de traitement, d’analyse et de transmission sécurisée de l’information utile au développement et à la compétitivité d’un territoire. Adossée au cycle du renseignement, cette discipline exploite la veille et l’analyse informationnelle en vue de transformer l’information en outil d’aide à la décision communale. En clair, selon le besoin, elle s’apparente à une mécanique qui opère pour répondre à l’impératif premier qui justifie et oblige la réponse attendue en bout de course, et cela, en tenant compte des aspects contextuels qui entourent l’espace opérationnel.
En Afrique justement, le constat cuisant de l’inégalité territoriale et des disparités interrégionales, celui de l’inégale répartition du service public, de la prééminence métropolitaine vis-à-vis des villes secondaires, et la prise en compte des réalités financières et des capacités opérationnelles limitées des villes relève l’importance de l’accès aux compétences diverses, de la rédaction/actualisation des documents stratégiques. Autant de besoins auxquels s’ajoutent l’exercice de la coopétition, l’acquisition de partenariats, la création et/ou la promotion de marques locales, l’intégration de réseaux de villes, le fundraising, etc., toutes choses qui concourent directement à l’attractivité et à la compétitivité. Chacun de ces besoins non exhaustifs, renferme un objectif qui, une fois devenu spécifique, mesurable, atteignable, réaliste et temporellement défini, nécessite l’activation du levier que représente l’intelligence territoriale pour mettre en marche la dynamique de son atteinte.
Ainsi, par la veille, qu’elle soit financière, commerciale, environnementale, technologique ou concurrentielle, il est possible de maintenir en surveillance constante les acteurs/secteurs/activités qui interviennent de façon directe et immédiate, ou non, dans le domaine territorial. L’information capturée, selon sa nature, devient ainsi un vecteur d’anticipation, et un outil d’aide à la décision, quand elle prend de la valeur sous l’effet de l’analyse dont l’acuité seule en détermine l’exploitation véritable. Le précieux sésame, n’étant pas infaillible doit, de fait, être mis en sécurité à l’attention du décideur final. L’IT permet donc, dans son aspect défensif, de sécuriser le patrimoine matériel et immatériel du territoire, dans son aspect offensif, de l’exporter à l’international pour y raconter son histoire, promouvoir son identité et se faire valoir ; et, sur la dimension de l’influence, de forger sa réputation et solidifier son attractivité. L’information permet ici, en toute transparence, de donner une lisibilité suffisamment aboutie pour injecter de la valeur ajoutée dans l’ambition territoriale. Il s’agit, en clair, de la force montante d’une Afrique des territoires capable d’élaborer un narratif nouveau de leurs réalités et de mobiliser le meilleur d’eux-mêmes pour le monde.
Quelques défis tout de même…
A l’ère du village mondial de Marshall McLuhan, il serait un euphémisme de dire que le développement territorial durable est d’abord une affaire de vision et de stratégie. A l’image de l’Etat stratège, l’Afrique des territoires est attendue sur le pont d’une compétitivité plus accrue, où les « Communes stratèges » que nous théorisons ont un rôle décisif à jouer pour tracer les lignes de force de leur diplomatie et structurer leur action internationale. En effet, seules les communes stratèges savent opérer l’adéquation entre les contraintes et les opportunités du territoire, expliciter et exploiter la croissance produite sur l’espace territorial et les verser comme une contribution efficace à une Afrique des liens multiples, véritable pont de liaison Nord-Sud qui incarne le mot de Camdessus, comme la dernière frontière de la croissance mondiale. Songeant un instant que la réelle croissance africaine soit produite au cœur des territoires, il se précipite, tout de go, une réflexion sur les entraves à leur compétitivité.
Défaillantes dans la production de connaissances, prises dans un saisissant étau normatif, travaillées par une faible culture de l’usage d’une information encore peu perçue comme une arme fatale dans la guerre économique à laquelle participent des villes appelées à se battre à mains nues dans des affrontements du faible au fort ; les collectivités territoriales se privent de mobiliser leurs atouts culturels, géographiques, traditionnels, leurs savoirs et savoir-faire pour réaliser le contrepoids devant des besoins toujours plus élevés, la phagocytose des contraintes et l’incapacité qui en découle d’agir, laquelle reste une menace sérieuse à la vitalité territoriale. Ainsi, il apparaît fort à propos de relever la dimension incontournable de la logique réformatrice qui doit sous-tendre une action territoriale fondée sur le triptyque pouvoir-gouvernance-relations humaines proposé par le Groupe d’expertise sur les réformes institutionnelles en Afrique (GERIA).
Il ne fait, en réalité, aucun doute que topographie et géographie physique ne déterminent ni ne racontent entièrement un territoire, mais nous retenons d’Yves Lacoste, de Jaques Ancel et d’Emmanuel Martonne, revendiquant une géographie de l’utilité, que celle-ci sert à faire la guerre, mais aussi à faire de la politique. Cela permet d’établir, ipso facto et au-delà du jargonneux, une relation fondamentale et riche de matière entre l’approche politique du territoire, lequel porte en lui mille mondes, et celle des relations internationales, pour envisager une dimension tout à fait subtile : celle du passage de l’intelligence spatiale à l’intelligence territoriale. Du point à l’espace, de la ligne à l’horizon, du lieu au monde ; le canal permis par la dimension politique en lien avec les relations internationales entérine qu’il serait vain, hors ce cadre, de tenter l’aventure de lire Abidjan au sein de l’Association internationale des maires francophones, de sentir Atakpamé au cœur des Cités et gouvernements locaux unis d’Afrique et d’entendre Lubumbashi soufflant à l’oreille de Liège. Comment donc, la dimension politique, sous réserve de la volonté du décideur, peut-elle dépasser les accidents de l’histoire et les frontières de l’autarcie pour cavalcader sur les sentiers conjoints des perspectives infinies et de la diplomatie territoriale ? En d’autres termes, comment un maire (africain), muni du courage d’Henry Gousset, regardant au-delà des défis apparents qui le talonnent, peut-il mobiliser l’intelligence territoriale au service d’une diplomatie de sa ville qui le porte dans un chassé-croisé avec le monde ?
En action !
Deux dimensions sont fondamentales pour construire la compétitivité territoriale et féconder la diplomatie des villes. Il s’agit d’un côté, de mobiliser l’arsenal institutionnel pour destiner aux PME/PMI un système d’information visant à les sensibiliser aux forces, faiblesses, opportunités et menaces en lien avec le territoire et à les mouvoir dans une logique, une vision et une action d’ensemble sur l’espace tridimensionnel de la veille, de la sécurité et de l’influence sur fond d’un marketing territorial communément déployé pour à la fois costaudiser les acquis territoriaux et les exporter. Ce premier pendant vise à exploiter le partenariat public-privé, sous la bannière du partage de l’information et de la coopération des acteurs, autour d’une ambition double de réponse aux enjeux intrinsèques (emploi, sécurité, investissements, etc.) et de conquête extramuros des « complémentarités » en logeant dans le même élan diplomatique la transmission culturelle. Mais pour cela, il importe avant tout de mobiliser le dispositif d’IT en vue de réaliser un audit territorial visant à produire et mettre en œuvre une stratégie de compétitivité spécifiquement adaptée au territoire.
D’un second côté, il est décisif de construire une approche de l’espace territorial qui dépasse la figure du simple réceptacle des politiques locales pour instaurer celle du cadre de développement. Ici, il faut immanquablement tabler sur un idéal qui positionne le territoire comme une partie prenante à part entière d’un système international plus grand, plus foisonnant et plus prometteur, au sein duquel il s’exprime et se révèle, comme étant à la fois, un lieu social et de proximité, un foyer culturel, un véhicule identitaire et un laboratoire d’innovations endogènes portées par les destins qui s’y réunissent et les diversités qui s’y expriment. A cette échelle, la production de contenus territoriaux et locaux est fondamentale pour présenter au monde le territoire qui se pense, qui s’accepte, qui s’ouvre et qui croit et espère de la rencontre. D’où la nécessité tranchante de documenter les « stratégies de puissance territoriales » au rang de la politique mentionnée supra, dans un environnement mondialisé, en proie à la massification des déterminants de l’action internationale des villes et territoires dans un déséquilibre offensif manifeste, et sujet à une « émergence » toujours plus accrue des acteurs locaux sur la scène internationale. Tout se joue ici, où rien d’autre que le « soft power territorial » ne saurait faire émerger des ponts, structurer des relations de confiance et lier les acteurs territoriaux dans des collaborations leur permettant d’assumer leur appartenance et d’injecter leur partition locale dans la symphonie internationale déployée au travers des orchestres que représentent, entre autres, les réseaux de villes, véritables interfaces de promotion, d’organisation et de mise en œuvre de l’action collective.
Dans un monde à sempiternelle recomposition, l’action internationale des collectivités bouscule les conventions, réduit les frontières, rythme la marche du monde et reconfigure des liens qui, au-delà de la danse du ventre, sont constitués d’authenticité, d’identité et de valeurs, toutes moulées dans un désir d’avenir. Il appartient donc au « maire stratège » d’opérer la conjugaison entre œil et regard, vue et vision, pour dresser les ressorts d’une autre approche du développement, faite de pragmatisme et de volonté, pour à la fois, reconnecter le territoire avec lui-même, faire naître comme un écho dans le champ des possibles et renouveler quotidiennement la transition du “doing good to look good everywhere” au “giving more to link with the world”. C’est en clair, ce que peut l’intelligence territoriale au service de la diplomatie des villes : donner à des contours aléatoires, la dimension d’un territoire, l’envergure d’une ville ; et y injecter le tremplin de l’ouverture au monde.
Dr Beaugrain Doumongue, le socioingénieur
PS : Version longue de l’article proposé par l’auteur au sein du dix-neuvième numéro de la revue Raisonnance de l’Association internationale des maires francophones